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Dans un arrêt du 3 décembre 2025, la chambre sociale de la Cour de cassation apporte des clarifications inédites sur les conditions d’exercice du droit d’alerte prévu par l’article L. 2312-59 du code du travail, en définissant son périmètre, en écartant tout formalisme excessif et en consacrant l’indépendance de cette action collective par rapport aux recours individuels du salarié (Cass. soc. 3-12-2025, n° 24-10.326).
1. Le cadre juridique du droit d’alerte en cas d’atteinte aux droits des personnes
L’article L. 2312-59 du code du travail confère à tout membre de la délégation du personnel au CSE la faculté de déclencher une alerte lorsqu’il constate une atteinte aux droits des personnes, à leur santé physique et mentale ou aux libertés individuelles dans l’entreprise. Cette atteinte peut notamment résulter de faits de harcèlement sexuel ou moral, ou de mesures discriminatoires en matière d’embauche, de rémunération, de formation, de classification ou de licenciement. L’employeur doit alors procéder sans délai à une enquête conjointe avec le représentant du personnel et prendre les dispositions nécessaires pour remédier à la situation. En cas de carence de l’employeur ou de divergence sur la réalité de l’atteinte, le membre du CSE peut saisir le bureau de jugement du conseil de prud’hommes statuant selon la procédure accélérée au fond, à condition que le salarié concerné, averti par écrit, ne s’y oppose pas.
2. Le périmètre du droit d’alerte : une atteinte directe aux droits des personnes
La Cour de cassation confirme que le droit d’alerte de l’article L. 2312-59 du code du travail est strictement circonscrit aux situations portant directement atteinte aux droits des personnes ou aux libertés individuelles. Dans l’affaire examinée, le représentant du personnel avait invoqué, au soutien de son alerte, l’absence d’accès à la base de données économiques, sociales et environnementales, estimant que cette carence l’empêchait d’exercer sa mission de lutte contre les discriminations salariales. La chambre sociale rejette cette argumentation en jugeant que les demandes relatives à l’accès et au contenu de la BDESE n’entrent pas dans le champ d’application du droit d’alerte. Cette position s’explique par le fait que les représentants du personnel disposent de voies de recours spécifiques pour faire respecter leurs prérogatives en matière d’information, notamment la saisine du président du tribunal judiciaire statuant selon la procédure accélérée au fond prévue par l’article L. 2312-15 du code du travail. L’atteinte aux prérogatives des élus du CSE ne saurait donc être assimilée à une atteinte aux droits des personnes au sens de l’article L. 2312-59.
3. L’écrit d’alerte ne fixe pas les limites du litige
L’arrêt apporte une précision importante concernant la portée du courrier d’alerte adressé à l’employeur. La cour d’appel avait jugé que ce courrier fixait les limites du litige, interdisant au représentant du personnel d’invoquer devant le juge la situation de salariés non mentionnés dans cet écrit. La Cour de cassation censure ce raisonnement en retenant qu’en l’absence de formalisme exigé par le texte pour saisir l’employeur, l’écrit d’alerte ne fixe pas les limites du litige. Le représentant du personnel peut donc se prévaloir devant le juge de la situation d’autres salariés concernés par l’atteinte alléguée, dès lors qu’elle se rattache à la situation dénoncée dans le courrier initial. Cette solution se justifie par l’objectif même du droit d’alerte, qui vise à permettre une réaction rapide face aux atteintes aux droits des salariés, objectif qui serait compromis par un formalisme excessif. La situation dans l’entreprise est en effet susceptible d’évoluer entre la saisine de l’employeur et la saisine du conseil de prud’hommes, et l’enquête peut révéler que d’autres salariés sont également concernés.
4. L’indépendance du droit d’alerte par rapport à l’action individuelle du salarié
La Cour de cassation tranche une question inédite en affirmant que l’exercice du droit d’alerte par un membre du CSE n’est pas subordonné à l’absence d’action aux prud’hommes du salarié concerné. Dans l’affaire soumise à la Haute juridiction, l’employeur soutenait que le représentant du personnel n’avait pas d’intérêt à agir dès lors que le salarié avait déjà saisi la juridiction prud’homale pour faire valoir ses droits. Cette analyse est écartée par la chambre sociale, qui s’inscrit dans la continuité de sa jurisprudence antérieure. Dans un arrêt du 8 septembre 2021, elle avait déjà jugé que ni le principe de l’autorité de la chose jugée, ni celui de l’unicité de l’instance ne font obstacle à ce que le salarié engage une action individuelle après qu’une décision a été rendue sur le fondement du droit d’alerte (Cass. soc. 8-9-2021, n° 20-14.011). L’arrêt du 3 décembre 2025 confirme symétriquement que l’action individuelle du salarié ne fait pas obstacle à l’action du représentant du personnel. Ces deux actions n’ont en effet pas le même objet : l’action du représentant du personnel vise à faire cesser une atteinte collective aux droits des salariés, tandis que l’action individuelle du salarié tend à obtenir réparation de son préjudice personnel.
5. La recevabilité de l’intervention syndicale aux côtés du CSE
L’arrêt consacre également la possibilité pour une organisation syndicale d’agir conjointement avec un membre du CSE dans le cadre du droit d’alerte. L’employeur soutenait que l’action en justice prévue par l’article L. 2312-59 du code du travail n’appartenait qu’au salarié ou au membre du CSE, à l’exclusion des syndicats. La Cour de cassation rejette cette interprétation restrictive en retenant que l’atteinte aux droits des personnes porte un préjudice à l’intérêt collectif de la profession. Un syndicat est donc recevable à se joindre à l’action engagée par un élu du CSE au titre de son droit d’alerte, sur le fondement de l’article L. 2132-3 du code du travail qui lui confère le droit d’agir pour la défense de l’intérêt collectif de la profession. Cette solution reconnaît la dimension collective du droit d’alerte, dont le titulaire est le CSE, instance dont la mission générale définie à l’article L. 2312-8 du code du travail est d’assurer une expression collective des salariés permettant la prise en compte permanente de leurs intérêts. Le syndicat n’agit pas ici aux lieu et place du CSE, ce qui serait irrecevable au regard de la jurisprudence constante de la chambre sociale, mais à ses côtés pour défendre l’intérêt collectif de la profession.
6. Portée pratique de l’arrêt
Cet arrêt renforce l’efficacité du droit d’alerte en cas d’atteinte aux droits des personnes en écartant les obstacles procéduraux qui auraient pu en limiter la portée. Les employeurs doivent retenir que le déclenchement d’une alerte par un membre du CSE les oblige à diligenter une enquête et à prendre les mesures nécessaires, indépendamment de toute action individuelle engagée par le salarié concerné. Les représentants du personnel disposent désormais d’une certaine latitude pour compléter leur alerte initiale devant le juge, notamment en invoquant la situation d’autres salariés concernés par les mêmes atteintes. Toutefois, le droit d’alerte conserve un périmètre délimité : il ne peut servir de fondement à des demandes relatives aux prérogatives d’information du CSE, telles que l’accès à la BDESE, pour lesquelles des voies de recours spécifiques existent.
Xavier Berjot
Avocat associé
xberjot@sancy-avocats.com
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